"C'était une période particulière où se chevauchait la vie d'avant avec celle toute nouvelle de paysan. Je n'avais pas encore totalement quitté New York et étais déjà à préparer la future récolte d'olives qui s'annonçait sous de bons auspices.
Après m’être échappé de l'agitation de la ville, je partais le soir pour l'aéroport JFK et me retrouvais avec le décalage horaire, après 7 heures de vol en début d'après-midi, dans un contraste saisissant. Assis sur mon tracteur, dans la poussière ocre de cette terre du sud, en plein milieu des oliviers, où je débroussaillais au gyrobroyeur les restanques, ces terrasses retenues par des murs de pierres sèches. Il fallait préparer la récolte, rendre le sol propre pour y étendre les filets qui viendraient recevoir les olives.
Ce jour-là, mené par une force invisible et après une petite pause, je m’étais tressé une couronne faite de rameaux d'oliviers chargés de petites olives au reflet violet, qui arrivaient à leur parfaite maturité, prête à la récolte. Je pouvais déjà sentir la saveur délicate de leur huile, bien qu’elles soient encore immangeables, tant l'amertume était prononcée. Il fallait pour cela les faire passer par une saumure pendant plus de six mois pour les désamériser. Une fois ma couronne posée sur ma tête, j'en ai fait un selfie. Je montrais avec ironie, à mes amis de la ville, comment sur cette terre on m'avait déjà consacré roi des oliviers. Une légèreté bienvenue devant la tâche immense qui s’annonçait devant nous, où il me fallait bien avoir un peu de l’énergie d’un roi, pour y parvenir.
À regarder cette image aujourd’hui, sans doute l'un de mes premiers selfies paysans, je sentais au-delà du second degré, une sincère émotion. Comme si les huit cents oliviers en me couronnant de la sorte, m'avaient désigné pour une mission bien plus sérieuse. À devenir un médiateur de leurs paroles qu'ils allaient me distiller au fil du temps que nous allions passer ensemble. Je n'avais aucune idée du canal de communication que nous allions utiliser. Je sentais juste qu'il fallait engager la conversation à ma façon avec mes mots, au risque d’être pris pour un fada à me voir parler ainsi aux arbres.
C'était beaucoup de responsabilité et surtout un brin prétentieux à devenir porte-parole d'un arbre qui accompagne l'humanité depuis l'antiquité. Dans l'ancien testament, c’est bien une toute jeune pousse d'olivier, que ramène la colombe à Noé pour lui annoncer la fin du déluge. L'olivier est l’arbre roi, et ce n'est pas rien d'être appelé à son service. Je prenais cet appel plutôt au sérieux, et on pouvait lire sur mon visage, à l'instant de cette photo, une certaine appréhension à relever un tel défi.
Il s'agissait d'ouvrir une voie de communication, comme on défriche un sentier dans la forêt. Quand je me baladais dans cet immense jardin, à l'adret de ma montagne, à son versant le plus ensoleillé, où ils avaient été plantés, je les imaginais eux aussi, curieux, à se questionner. Qu'allait bien pouvoir faire ce nouveau propriétaire terrien? Certains oliviers avaient près d'un millier d'années, ils avaient été plantés là, par les romains selon les dires des locaux. Par leur grand âge, ils avaient vu passer bon nombre de générations, de familles, une cinquantaine selon mes calculs.
Je me sentais définitivement comme un nouveau-né face à eux. Et il faut l'avouer, malgré l'acte notarié que je venais de signer, je ne me sentais pas propriétaire de quiconque. Je ressentais plutôt immédiatement comme une responsabilité, l'engagement à ne pas faillir à la tâche dont je n'avais pas une idée bien précise. À l'exception de celle, justement, de ne pas user de cette position dominante de propriétaire, qui me permettait selon les lois humaines, de faire à peu près tout ce que je voulais de mon terrain et des êtres qui y évoluaient.
Ces oliviers centenaires pouvaient se poser toutes les questions de savoir de quelle philosophie, j'allais me réclamer pour les cultiver. Ils en avaient vu passer des humains avec leur grand âge. En bon agriculteur, on me demandait de savoir mieux qu'eux, mieux que la nature millénaire tout entière.
"Conduire les cultures" c'était le mot employé par ceux du métier, les exploitants agricoles oléiculteurs. Un jargon que je trouvais toujours bien arrogant. L'exploitant exploite, c'est une lapalissade, mais exploiter qui que ce soit n'était pas vraiment ce que je recherchais dans ce changement de vie. Depuis que j'avais bifurqué, le changement ne se faisait pas seulement de passer de cinéaste à paysan, c’était tout l'écosystème que je m'étais promis à revoir. Un revirement extérieur et intérieur.
À chaque nouvelles actions ou décisions à prendre, je voulais écouter mon ressenti, avec pour ultime guide, mon intuition. C'était un luxe, une liberté que je m'octroyais et qui me semblait fondamentale. Écouter la résonance en moi d’une possible réponse que j’apportais à une situation. En suivant cette liberté de penser, rien ne faisait écho quand j'endossais la posture du propriétaire terrien, exploitant agricole. Quelque chose n'allait pas dans le dispositif que l’on me proposait, il ne collait pas avec mon rêve de fermier à la ferme.
Pour en savoir plus, je préférais aller rendre visite à un petit groupe d'oliviers multi centenaires, regroupé au milieu de l’oliveraie. Rassuré par leur grand âge et la sagesse qui allait avec, je commencerais nos premières conversations en leur compagnie.
Ils étaient regroupés en clairière et je m'asseyais au milieu de ce cercle de sages prêt à les contempler, les sentir et les écouter. Nous prendrions le temps de nous connaître. Je me laissais porter par les effluves de leurs parfums, subtils mélanges d’essence de leur bois et des vapeurs enivrantes et jasminées de leurs petites fleurs, qui s’ouvraient en petites grappes blanches, en ce début de mois de juin.
Je lisais que les feuilles d'olivier étaient un très bon remède en phytothérapie, la médecine des plantes. Elles étaient utilisées en décoction pour diminuer le stress en agissant sur la pression sanguine de notre corps. Il me fallait bien un peu de leur médecine pour garder le calme nécessaire devant le travail titanesque qui s’annonçait. Les gens du village voisin nous le faisaient savoir. Ils se disaient que nous étions bien citadins, un peu inconscients à venir s'installer ici en pleine forêt. À vouloir faire revivre cette oliveraie abandonnée, au versant escarpé d'une montagne, relevait effectivement d’une douce folie. Des sons de cloches arrivaient de toutes parts. Face aux sachants en tous genres, je devais prendre la distance nécessaire avec les "il faut faire comme ça" et les " il faut faire comme ci". Ma méconnaissance de l'activité agricole au début de mon arrivée et l'insécurité qu'elle engendrait n'arrangeait rien. On me faisait gentiment comprendre que, venant du cinéma, je ne comprenais pas grand-chose à la terre. Je résistais tant bien que mal, choisissant toujours les conseils des humbles plutôt que ceux des arrogants. J'avais lié d'amitié avec un paysan du hameau voisin qui avait accepté de venir travailler avec nous dans ces premiers mois.
Ugo, que l'on voit dans le reportage télévisé, est un enfant du pays qui m'a beaucoup appris. Il n'avait pas de grande théorie à l'exception de son ressenti en parfaite synchronicité avec ce que je recherchais. Il m'avait enseigné qu'une bonne taille d'olivier était celle où un oiseau pouvait voler à travers sans toucher ses ailes.
Tout prenait du temps. Il me fallait une patience à toute épreuve. Le rythme ici, en pleine campagne, était absolument différent de celui de la ville, New York, en particulier. L'atterrissage était brutal et la patience n'était pas ma qualité principale. Tout était nouveau, j'arrivais parachuter de Manhattan où j'avais presque tout oublié des travaux manuels. Il me fallait tout réapprendre, jusqu'à planter un clou.
Pour mener à bien nos projets, garder le moral et notre santé mentale étaient essentiels. Alors en plus de la terre, nous devions vraiment commencer à s’atteler à travailler sur nous-même. Être solides à l'intérieur, pour accomplir ce que nous avions à faire à l'extérieur. En particulier à ne pas oublier, dans la précipitation générale, de prendre du temps pour soi. Nous étions aussi venues pour ça, pour trouver le temps de l’épanouissement. "
© Extrait de Selfie Paysan, Ahaha Éditions. Sortie Sept 2025